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Maladie de système, Médecine interne

Publié le 09 sep 2010Lecture 12 min

Nécroses digitales et médecine interne : démarche diagnostique

E. DIOT, Service de médecine interne B et pathologie vasculaire, CHU Bretonneau, Tours

Les nécroses digitales correspondent à une perte de l’épithélium de surface évoluant depuis plus de 3 à 6 semaines. Elles représentent le stade ultime de l’ischémie digitale. Il s’agit d’une urgence diagnostique, leur évolution étant spontanément défavorable. La démarche diagnostique, en trois étapes, s’appuie sur la clinique et permet une prise en charge thérapeutique spécifique.

Première étape : y penser Le diagnostic est évident, mais l’ischémie est dépassée La nécrose digitale ou gangrène s’installe après un stade initial d’ischémie digitale dont il est important de reconnaître les signes pour éviter l’évolution irréversible souvent délabrante. Le délai entre ces deux stades est parfois très court, la gangrène pouvant dans certains cas s’installer d’emblée, en particulier dans les processus emboliques ou thrombotiques. Le diagnostic d’ischémie est alors évident mais trop tardif, à un stade de troubles trophiques avec apparition d’une gangrène digitale, responsable d’une perte de substance et obligeant parfois à une régularisation chirurgicale. Il s’agit d’un infarctus péri-unguéal ou pulpaire, plus ou moins étendu, touchant souvent plusieurs doigts, et volontiers associé à des signes de souffrance vasculaire de voisinage. Les signes précoces sont négligés Les points d’appel sont dominés par le phénomène de Raynaud, retrouvé dans plus de 90 % des cas. Il est de diagnostic facile en trois phases successives : ischémique, syncopale puis hyperhémique. Figure 2. Hémorragies sous-ungéales. Mais il peut être atypique tant dans sa présentation (phase syncopale isolée ou persistante sans réel refroidissement, cyanose douloureuse pulsatile et permanente), que dans sa localisation (touchant une main ou un doigt), devant alors être distingué de l’acrocyanose qui n’est jamais douloureuse et qui touche les 4 extrémités. Un phénomène de Raynaud est retrouvé dans plus de 90 % des cas au stade précoce de nécrose digitale. Les signes précoces sont trompeurs Ils peuvent, d’une part, faire errer le diagnostic et le retarder et, d’autre part, orienter vers un autre diagnostic, la conduite thérapeutique qui en découle pouvant être inadaptée ou aggraver le tableau. Figure 3. Excoriation péri-unguéale. Il s’agit de pseudo-panaris, de suspicion de corps étranger, ou d’aspect d’onychomycose, ou encore de stries hémorragiques sousunguéales (figure 2), du ptérygium inversus ungus (apparition d’une couche cornée entre la pulpe digitale et l’ongle) ou d’excoriations pulpaires témoins de séquelles de micro-infarctus (figure 3). L’examen clinique doit alors être minutieux à la recherche de signes pathognomoniques. Ceux-ci devront amener à une orientation de prise en charge immédiate et spécifique. Deuxième étape : affirmer l’ischémie La manoeuvre d’Allen De réalisation facile, elle signe la souffrance vasculaire et est indispensable pour affirmer l’ischémie, devant être réalisée dès la suspicion diagnostique. Figure 4. Manoeuvre d’Allen. Elle consiste à observer la recoloration des doigts après occlusion manuelle des artères du poignet : la levée de la compression met alors en évidence un retard de coloration dans les zones hypoperfusées. Elle permet aussi une approche topographique des lésions (souffrance digitale seule, territoire radial ou cubital, un ou bilatéral) (figure 4). La manoeuvre d’Allen est indispensable pour affirmer l’ischémie et doit être réalisée dès la suspicion diagnostique. La mesure de la pression systolique digitale par pléthysmographie Elle indique la mesure de la pression de chacun des doigts grâce à un brassard digital et vient en complément de la manoeuvre d’Allen. Figure 5. Hémorragie sous-unguéale en flammèche. Elle permet d’établir le bilan lésionnel des doigts ischémiés et de détecter une ischémie infraclinique. Troisième étape : l’enquête étiologique Cette troisième étape est indispensable pour un traitement adapté, mais ne doit en aucun cas retarder la prise en charge spécialisée. Elle s’appuie sur un interrogatoire minutieux et un examen clinique orienté, permettant à eux seuls, dans 80 % des cas, une suspicion diagnostique qui sera confirmée par des explorations ciblées. Figure 6. Sclérose du visage : diminution d’ouverture de la bouche. En effet, les trois premières causes d’ischémie digitale sont les causes professionnelles ou occupationnelles, les connectivites (dominées par la sclérodermie systémique) et la thromboangéite oblitérante (ou maladie de Léo Buerger). L’interrogatoire Il doit être précis et s’enquérir de : – la profession du patient, en tenant compte aussi des activités antérieures, des conditions d’exercice précises, des activités sportives et des hobbies, et recherche de la notion de traumatisme direct ou indirect de l’éminence hypothénar, à moindre fréquence de l’éminence thénar, de la main dominante, susceptible d’induire un syndrome du marteau. L’exposition aux vibrations sera aussi recherchée ; il s’agit d’un facteur aggravant, plus responsable à lui seul d’un phénomène de Raynaud souvent associé ou précédé de dysesthésies ; Figure 7. Capillaroscopie de sclérodermie systémique : visualisation de mégacapillaires typiques. – des prises médicamenteuses à la recherche de causes iatrogènes : ergot de seigle, bêtabloquants, chimiothérapie (bléomycine, vincristine) ; – des prises de toxiques : tabac et drogues illicites (cocaïne, cannabis), intervenant surtout comme facteurs aggravants. L’examen clinique Réalisé de façon minutieuse, c’est l’élément clé du diagnostic étiologique. ● Le sexe Les connectivites et principalement la sclérodermie systémique touchent plus volontiers la femme alors que les causes traumatiques professionnelles ou occupationnelles ainsi que la maladie de Buerger affectent principalement l’homme. ● La présentation clinique Le caractère bilatéral fait évoquer une maladie générale ou une cause iatrogène, alors qu’une lésion unilatérale est en faveur d’un processus local. Figure 8. Ulcère digital ischémique (sclérodermie systémique). La taille des lésions et leur mode d’installation, volontiers centimétriques et d’installation progressive dans les connectivites, plus délabrantes et de survenue brutale dans les processus aigus en particulier emboliques. ● L’examen périphérique Il s’attachera principalement chez la femme à rechercher des signes pouvant conforter le diagnostic de connectivite. La sclérose cutanée périphérique n’est pas toujours évidente ou peut être trompeuse, donnant un aspect boudiné des doigts ; elle sera affirmée par l’incapacité ou la diminution du plissement de la peau au-delà de la deuxième phalange. La présence de cicatrices pulpaires déprimées, d’hémorragies périunguéales (figure 5), de télangiectasies (à rechercher aussi au niveau du visage) ou de calcinose sous-cutanée viendra enrichir la sémiologie. La sclérose du visage peut être plus ou moins évidente (gros plis frontaux et plis radiés péri-buccaux), elle sera systématiquement quantifiée par la mesure de l’ouverture de bouche (figure 6). La disparition des pouls périphériques, des lésions diffuses des 4 extrémités, volontiers liées à des antécédents récents de thromboses veineuses périphériques, essentiellement chez l’homme tabagique, évoquera une maladie de Buerger. ● L’examen général L’examen cardiaque recherchera un trouble du rythme ou un souffle. L’auscultation des artères sous-clavières en position de repos puis après la manoeuvre posturale du chandelier recherchera un souffle vasculaire accompagné d’une disparition du pouls cubital témoin d’un conflit cervicobrachial. L’examen cutanéo-muqueux est essentiel car il permet l’orientation vers une vascularite en présence d’un livédo, d’un purpura, d’une aphtose… Enfin, des signes généraux, articulaires, musculaires, pulmonaires, digestifs et neurologiques sont à prendre en compte pour une maladie systémique. Un interrogatoire et un examen clinique méthodiques permettent une orientation diagnostique dans la plupart des cas. Les explorations complémentaires Le bilan biologique et l’imagerie vasculaire seront réalisés dans un dernier temps. Ils seront orientés par l’interrogatoire et l’examen clinique. Figure 9. Ulcère digital par contrainte mécanique (sclérodermie systémique). Les explorations complémentaires s’adresseront essentiellement à la capillaroscopie (à la recherche d’une micro-angiopathie organique dans le cadre d’une connectivite) (figure 7), à l’écho-Doppler des membres supérieurs statique et dynamique, l’opacification vasculaire n’étant éventuellement discutée que dans un deuxième temps. Les principales étiologies Les étiologies, par ordre de fréquence sont les suivantes (tableau 1) : ● Les connectivites (50 %) Parmi les connectivites, la sclérodermie est la pathologie où sont rencontrées le plus fréquemment les ulcérations digitales. Figure 10. Gangrène de phalangette associée à un livédo (maladie lupique). En effet, un patient sur deux fera des ulcérations digitales au cours de sa maladie, 15 à 20 % des patients présentant des ulcères actifs. Les facteurs favorisants sont l‘âge jeune, le sexe masculin, le tabagisme, le début précoce de la maladie, la forme cutanée diffuse, la présence d’anticorps anti-topoïsomérase I et l’absence de traitement vasoprotecteur. Leur impact fonctionnel est majeur. Le mécanisme physiopathologique est complexe et fait intervenir trois facteurs : la vasculopathie, la sclérose et la calcinose. Figure 11. Anévrysme cubital thrombosé (syndrome du marteau hypothénar). Ainsi, on distingue les ulcères réellement vasculaires siégeant sur la partie distale des doigts, principalement la pulpe, dont l’évolution se fait volontiers vers la gangrène et la perte de substance (figure 8), les ulcères en regard des reliefs osseux, notamment des interphalangiennes proximales et métacarpo-phalangiennes (figure 9) et les ulcérations sur calcinose par phénomène de « corps étranger ». Un patient sclérodermique sur deux fera des ulcérations au cours de sa maladie. Les ulcères digitaux peuvent être associés, avec une fréquence moindre, aux autres connectivites : – le lupus érythémateux systémique (dans moins de 1 % des cas), qu’il soit ou non associé à un syndrome des antiphospholipides ou à une cryoglobulinémie ; – le syndrome de Sharp ou connectivite mixte ; – la dermato-polymyosite. Figure 12. Anévrysme de l’artère sous-clavière (défilé cervicothoracique). Le syndrome primaire des antiphospholipides n’est pas une cause exceptionnelle (3 à 8 % des cas), s’inscrivant alors souvent dans le cadre d’un syndrome catastrophique ou accompagnant une néoplasie. La présence d’un livédo à grosses mailles est un bon signe (figure 10). ● Les causes traumatiques professionnelles (15 %) Elles représentent la deuxième cause des ulcérations digitales. Elles sont dominées par le syndrome du marteau hypothénar qui sera évoqué en présence d’une nécrose digitale touchant le 3e, 4e ou 5e doigt de la main dominante chez un patient exposé professionnellement aux traumatismes directs ou indirects de l’éminence hypothénar (bâtiment, menuiserie, etc.), et précédée d’un phénomène de Raynaud d’installation et d’aggravation rapide. Figure 13. Nécrose digitale (maladie de Buerger). La manoeuvre d’Allen confirme le territoire de souffrance vasculaire, appuyée par l’écho- Doppler ou l’angiographie permettant alors de visualiser le thrombus ou l’anévrysme de l’artère cubitale au niveau du canal de Guyon (figure 11). Un marteau thénar, responsable de troubles vasomoteurs des 1er et 2e doigts est beaucoup plus rare. Le syndrome du défilé thoraco- brachial sera évoqué lorsque les lésions ischémiques sont accompagnées de troubles sensitifs des doigts et en présence d’un souffle vasculaire sur le trajet de l’artère sous-clavière, retrouvé en position anatomique ou sensibilisé par la manoeuvre posturale du chandelier. Il sera précisé par l’examen Doppler et confirmé par l’opacification vasculaire, qui retrouve une thrombose ou un anévrysme (figure 12). Figure 14. Gangrène d’orteil associé à un livédo (péri-artérite noueuse). La maladie des vibrations (manipulations d’objets vibrants), responsable surtout d’un phénomène de Raynaud volontiers associé à un syndrome du canal carpien, est rarement responsable de nécroses digitales. ● La thromboangéite de Buerger (10 à 15 %) Elle doit être systématiquement évoquée chez l’homme jeune (moins de 40 ans) et fumeur, surtout si l’atteinte vasculaire est uniquement distale (disparition des pouls tibiaux postérieurs, pédieux ou radio-cubitaux, touchant volontiers les 4 extrémités (figure 13). Elle est précédée d’un phénomène de Raynaud s’étant installé quelques mois auparavant. L’association à des thromboses veineuses superficielles et à un érythème noueux est classique. Figure 15. Centres nationaux de référence des maladies immunes et systémiques rares. L’intoxication au cannabis est un facteur aggravant. Le diagnostic repose sur l’artériographie retrouvant un réseau proximal normal associé à un aspect typique de thromboses suspendues en distalité avec reprise par des artères musculaires héliciles dites « en queue de cochon ». ● Les vascularites (10 %) Les vascularites systémiques (périartérite noueuse, maladie de Wegener, polyangéite microscopique, syndrome de Churg et Strauss) peuvent se compliquer ou révéler une nécrose digitale. Le tableau est bruyant, dominé par une altération de l’état général, des signes généraux et un syndrome inflammatoire franc (figure 14). Les cryoglobulinémies sont souvent accompagnées d’autres manifestations cutanées (livédo, purpura) ou systémiques. Le cryofibrinogène ou les agglutinines froides sont des étiologies plus rares. ● Les causes emboligènes (5 à 8 %) Ces étiologies sont évoquées devant l’apparition brutale d’une nécrose, sans phénomène de Raynaud précurseur et de siège strictement unilatéral. Le point de départ est rarement cardiaque (thrombus intracardiaque, myxome de l’oreillette, valvulopathie, endocardite), mais le plus souvent sous-clavier, par rupture d’une plaque ulcérée ou à partir d’un anévrysme de l’artère sous-clavière. ● Les causes iatrogènes (< 5 %) Elles étaient rapportées essentiellement après la prise conjointe de dérivés de l’ergot de seigle et de macrolides, qui est devenue exceptionnelle. Les autres molécules à rechercher sont les bêtabloquants et certaines chimiothérapies (bléomycine ou gemcitabine). ● Les étiologies plus rares (< 5 %) Les tumeurs solides (pulmonaires, ovariennes, digestives) dans le cadre d’un syndrome paranéoplasique, les hémopathies ou les lymphomes peuvent être recherchées lorsque aucune autre cause ne s’est imposée.   En pratique, on retiendra   Les étiologies des nécroses digitales sont multiples.   Les premiers signes d’ischémie doivent être reconnus au plus vite pour éviter l’évolution vers une gangrène irréversible.   Un interrogatoire et un examen clinique méthodiques permettent une orientation diagnostique dans la plupart des cas.   Les explorations complémentaires pourront alors être orientées et la prise en charge thérapeutique adaptée.   Les étiologies sont dominées chez la femme par les connectivites, au premier rang desquelles la sclérodermie systémique, et chez l’homme par la thromboangéite de Buerger.

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